Pierre CAUCHON (1371-1442) Né vers 1371 à Reims, Pierre Cauchon appartient à une famille
de bourgeoisie notable, mais la branche de sa famille est modeste. On
ne sait rien de son enfance. Maître ès Arts vers 1391, puis licencié en
décret en 1398, il entre ensuite à la faculté de théologie. Il ne semble
pas qu'il ait jamais obtenu de grade en théologie, et ses études ont dû
s'interrompre en 1407. Il exerce assez tôt des responsabilités : de 1391
à 1397, il est doyen d'un collège (l'Université étant en fait un conglomérat
de collèges, dans lesquels les professeurs enseignaient et parfois résidaient).
En 1397 et 1405, il est recteur de l'Université, dignité limitée à trois
mois, mais reconductible. Eternel second, il fut surtout chargé d'ambassades et d'administration financière. Très attaché à ses principes, il fut un excellent évêque de Lisieux. Il ne s'enrichit que moyennement et destina, dans son testament, la plus grande partie de ses biens à l'édification, à Lisieux, d'une chapelle consacrée à la Vierge, où se trouve sa sépulture. Sa pierre tombale fut détruite en 1783 pour laisser la place à la sépulture de monseigneur de Condorcet, mais le caveau contenant le cercueil de Pierre Cauchon ne fut pas endommagé. Sa tombe fut fouillée en avril 1931. Le squelette de Cauchon fut toisé : il mesurait 1,68 mètre. Son anneau pastoral et sa crosse épiscopale furent déposés au musée de Lisieux, où ils furent détruits lors du débarquement de mai 1944 ; mais le corps de Pierre Cauchon repose toujours dans sa chapelle. Cauchon n'était pas un spécialiste des procès d'hérésie, c'était avant tout un administrateur financier et un ambassadeur, pas un théologien : nous n'avons de lui aucun traité religieux, aucune consultation théologique. En cela, il est totalement différent de Gerson, son collègue à l'Université, ou de Jacques Gelu, archevêque d'Embrun. Au début du procès il prit donc grand soin de s'entourer de gens compétents, et de solliciter leur avis. Il n'est pas impossible qu'il s'agissait du premier procès d'hérésie qu'il ait eu à diriger : en effet, si les procès religieux sont de la compétence de l'évêque, en pratique, ils étaient souvent délégué à un juge religieux, l'official. Son plus grand souci fut de faire un beau procès, d'où la longueur de la procédure. Il procéda avec un soin qu'on pourrait qualifier de maniaque, si l'absence de procédure bien définie ne laissait pourtant comme une impression de flou et d'improvisation. Mais cette impression ne signifie pas que le procès fut bâclé, bien au contraire ; simplement qu'il n'y avait pas de règle absolue en matière de procès d'inquisition. Le soin de Cauchon se voit dans l'importance qu'il accorda à la progression par étape : se faire accorder des dérogations pour juger Jeanne à Rouen (et non à Beauvais puisque la ville était aux mains des partisans de CHarles VII, il agissait donc un peu comme un évêque in partibus) ; obtenir l'assistance de l'inquisiteur de France, Jean Graverent, ou à défaut, de son adjoint, Jean le Maître ; obtenir l'avis des meilleurs théologiens de l'époque, d'où des allers-retours entre l'Université de Paris et Rouen : en définitive, 131 religieux participèrent à un moment ou à un autre au procès de Jeanne, sans compter ceux qui furent consultés par écrit. Cette multiplication des avis dans un procès d'hérésie est tout à fait exceptionnelle ; normalement, l'évêque ne sollicitait pas l'avis de son entourage. Le résultat de ces efforts est effectivement remarquable, sans atteindre à la somme de renseignements fournis par un procès tel celui mené au XIIIe siècle par l'évêque Fournier contre les habitants du village occitan de Montaillou : le procès de Jeanne offre un éclairage important pour une période de l'histoire plus ou moins bien connue. Il jette surtout une lumière indispensable sur la Pucelle : les autres documents nous donnent surtout l'image d'une Jeanne discrète et assez effacée ; ici il s'agit d'une Jeanne plutôt pugnace et décidée, même si certains assistants ont souligné son irrésolution et ses limites intellectuelles : elle a beaucoup varié dans ses affirmations et n'a pas compris tout ce qu'on lui expliquait, principalement la distinction entre Eglise triomphante (Dieu et ses saints) et Eglise militante (le Pape et ses évêque). Il semble aussi que la définition du mot "abjuration" lui soit largement passée au-dessus de la tête. Mais il faut prendre garde à l'interprétation du Procès de condamnation : il s'agit d'un résumé des interrogatoires, remis en forme par les notaires qui avaient enregistré les débats, et traduit en latin (et donc retraduit après en français). Les propos de Jeanne y sont rapportés à la troisième personne, tout simplement parce qu'à quelques exceptions près, il ne s'agit pas de ses propres paroles, mais de résumés des réponses qu'elle a faites à plusieurs questions. Le résumé n'est pas toujours excellent, il arrive même qu'elle fasse allusion à des réponses précédentes qui en fait ne figurent pas dans le texte. Le souci de faire un beau procès a en tous cas épargné la torture à Jeanne : il était courant, et légal, de menacer les accusés récalcitrants de la torture ecclésiastique (qui se distingue de la torture civile en ce qu'elle n'est pas mutilante, l'Eglise ne pouvant faire couler le sang), la torture se déroulait en trois jours mais son action était à double tranchant, car l'accusé qui n'avouait pas était ipso facto réputé innocent, et devait être réhabilité en public. On pouvait évidemment craindre que l'obstination de Jeanne la pousse à ne pas avouer, mais elle avait ajouté un problème supplémentaire en déclarant préalablement que même si elle avouait pendant la torture, elle se rétracterait après ; or seuls les aveux répétés en dehors de la torture étaient valables. La décision de faire torturer Jeanne fut donc mise aux voix le 12 mai. Parmi ceux qui votèrent pour la torture, on trouve Aubert Morel, Thomas de Courcelles, Nicolas Loiselleur, parmi ceux qui votèrent contre, on compte Raoul Roussel, Nicolas de Venderès, André Marguerie, Guillaume Erart, Robert le Barbier, Denis Gastinel, Nicolas Couppequesne, Jean le Doux, Isambard de la Pierre, Guillaume Hector et Jean le Maître. Il est d'ailleurs curieux de constater que parmi ceux qui votèrent contre la torture figurent une partie de ceux qui sont comptés habituellement parmi les ennemis de Jeanne, peut-être parce qu'ils craignaient qu'elle n'avoue pas. En revanche, l'argument qui emporta la décision de Cauchon fut celui de Raoul Roussel : il serait dommage d'employer la torture, parce qu'elle déparerait un procès "aussi bien fait que l'avait été celui-ci". Que le procès soit exemplaire ne veut pas dire que son déroulement ait été réglé comme du papier à musique. D'abord la personnalité de Jeanne a intéressé, peut-être même séduit quelques uns des assistants du procès. Certains, comme Jean de Châtillon, Jean Pigache, Pierre Minier, Jean le Fèvre ou Nicolas de Houppeville ont donc protesté contre ce procès qui n'était pas à la mesure intellectuelle de l'accusée, et un assesseur a même quitté le procès en signe de protestation (Houppeville). D'autres, comme Jean de la Fontaine, Martin Ladvenu et Isambard de la Pierre semblent avoir donné, en sous-main, des conseils à Jeanne. Cela a suffit pour provoquer, au moins une fois, la colère de Pierre Cauchon, qui aurait lancé à Isambard, d'après le témoignage de Guillaume Manchon : "Taisez vous, de par le Diable" (d'après Pierre Cusquel, cette phrase aurait été également prononcée à l'adresse d'André Marguerie au moment de constater la reprise des vêtements d'hommes par Jeanne. Marguerie voulait qu'on vérifie les raisons pour lesquelles Jeanne avait agit. Cauchon, qui n'avait peut-être pas envie de rester plus longtemps au milieu des Anglais en révolte, lui aurait dit de se taire, d'autant plus qu'un Anglais, entendant les propos de Marguerie, l'appela "traître Armagnac" et essaya de le frapper de sa lance). Toutefois, Jeanne aurait aussi bénéficié des conseils officiels de Pierre Morisse dans la seconde partie du procès. Dans l'ensemble, ceux qui ont protesté contre la forme du procès sont rares, seuls deux ou trois assistants ont affirmé, en 1456, que Cauchon avait œuvré avec partialité, ainsi Richard de Grouchet, Isambard de la Pierre, Jean le Fèvre. Au contraire, ce qui est remarquable, c'est que les assesseurs les plus haut placés dans le procès, comme Jean Beaupère, lors du procès de réhabilitation, sont loin de se désolidariser de Cauchon, qui était mort entre temps, et soulignent que Cauchon ne cherchait pas la mort de Jeanne (André Marguerie, Pierre Bouchier, Guillaume du Désert, Pierre Miget). Certains prétexteront leur mauvaise mémoire pour éluder les questions indiscrètes et continueront, sous Charles VII, une carrière commencée sous Henri V, entre autres Thomas de Courcelles, qui prononça le discours funèbre de Charles VII, et que le pape Pie II appelait : "insigne parmi les docteurs en théologie, admirable et aimable quant à la science, modeste en même temps et plein de retenue". Courcelles avait, le 12 mai, voté pour la torture et le 19 mai pour l'abandon au bras séculier. Lles Anglais furent finalement le principal obstacle au déroulement régulier de la procédure : l'intérêt d'un procès exemplaire ne les frappait pas. Des témoins, comme Nicolas de Houppeville, les ont accusés, lors du procès de réhabilitation, d'avoir introduit auprès de Jeanne des partisans à eux déguisés en prisonniers français (c'était vrai, notamment dans le cas de Loiseleur, qui fut dépêché, mais par Cauchon, pour jouer le rôle d'un mouton). Ces pseudo-prisonniers auraient eu pour but de conseiller à Jeanne de refuser de se soumettre au tribunal pour qu'elle soit finalement condamnée comme hérétique endurcie (c'est très peu probable dans le cas de Loiseleur ; mais on n'a pas d'assurance quant à l'existence d'autres "prisonniers"). Après l'abjuration de Jeanne au cimetière de Saint-Ouen, Cauchon fut accusé de trahison par certains Anglais, notamment un chapelain du cardinal de Winchester, qui lui aurait déclaré : "Dépêchez-vous, vous êtes trop favorable". Se mettant en colère, Cauchon jeta le procès par terre, disant qu'il agirait selon sa conscience, qu'il devait chercher le salut de Jeanne plutôt que sa mort, exigea des excuses et les obtint. Mais le lendemain, la garnison anglaise du château de Rouen fut toute la journée au bord de la mutinerie, et les religieux venus visiter Jeanne faillirent être jetés à la Seine. Lorsque la nouvelle de la relapse de Jeanne lui parvint, après qu'elle eut remis ses habits d'hommes, Cauchon lui-même dut demander une escorte au comte de Warwick pour vérifier la réalité des faits, mais il fut quand même menacé par des Anglais qui avaient tiré leur épée. En sortant de la cellule de Jeanne, il aurait déclaré
au comte : "Farewell, faite bonne chère (bon visage), c'est fait". Selon
un autre témoin, il aurait parlé au comte "en exultant", mais on n'a pas
de certitude absolue que ce soit cette phrase qu'il ait dite alors, ni
qu'il ait exulté à ce moment : Marguerie venait de manquer
d'être assassiné sous ses yeux. La mutinerie de la garnison
continua quand même après la nouvelle que Jeanne était relapse : lorsque
Jeanne partit au supplice, elle fut accompagnée par Loiseleur, qui lui
demandait pardon pour le rôle qu'il avait joué et pleurait. Dans la cour
du château ils rencontrèrent une bande d'Anglais qui faillirent tuer Loiseleur,
et il dut se réfugier auprès de Warwick.
© O. BOUZY |